Comment gouverner rationnellement quand c’est l’irrationnel
qui domine souvent les gouvernés?
Telle est la question que se sont posés philosophes et
penseurs depuis Aristote.
Une politique de raison se heurte souvent à l’émotion
populaire.
Dès lors, en démocratie, là où les représentants du peuple
et les gouvernants ont besoin d’être élus, jouent souvent la carte de
l’émotion, certains la pratiquant à outrance.
Ces dernières décennies on assiste même à un développement
exponentiel de l’émotivité où toute mesure, toute décision, toute réaction
passe le test de l’affectivité en même temps que celui de sa pertinence dans
son domaine d’intervention.
L’émotion n’est plus seulement présente dans les faits divers
ou les catastrophes, les exploits sportifs ou dans les événements de la culture
populaire, elle régente aussi les comportements, les pensées et les jugements
de toute la sphère politique.
Prenons l’exemple du «ressenti» de la population qui est mis
en avant dans les sondages.
Celui n’est évidemment pas fondée sur la réalité mais sur un
sentiment qui produit une croyance
Alors que les économies américaine et française connaissent
actuellement des résultats positifs et sont en croissance, une grande majorité
des sondés pensent le contraire.
Plus irrationnel encore sont les enquêtes qui montrent que
les populations estiment majoritairement que la situation de leur pays est
mauvaise mais affirment encore plus majoritairement que leur situation
personnelle est bonne!
Au-delà de ce dernier paradoxe, on pourrait multiplier les
exemples où un sentiment prend le pas sur la réalité que ce soit en matière de
sécurité, de protection sociale, de pouvoir d’achat, etc.
Les populismes l’ont d’ailleurs bien compris qui font
reposer l’essentiel de leurs programmes sur l’émotion négative et qui fustigent
la raison comme si elle était responsable de tous les maux de la société.
Et pour ne pas être en reste, les partis dits de
gouvernement utilisent souvent l’émotion sachant que celle-ci est plus facile à
susciter que de faire appel à la raison.
Un peu de populisme n’est-il pas bon électoralement
parlant?!
Mais si les émotions ne doivent pas vampiriser la politique,
la raison ne doit pas pour autant les empêcher systématiquement.
Celles-ci nous permettent d’avoir de l’empathie pour les
autres et les causes humanistes.
Elles sont à la base de nombre de politiques sociales et
sociétales qui ont permis d’améliorer le sort de la population et/ou de
personnes et/ou groupes particuliers.
Elles ont toujours existé dans le champ politique.
Néanmoins, les émotions négatives ont pris une dimension
sans doute jamais vue et ce depuis le début de ce troisième millénaire avec les
«indignations», les «colères», les «ressentiments», les «humiliations» vraies
ou fausses, suscitées ou récupérées avec gourmandise par les populismes et les
extrémismes sur fond d’«injustices», de «discriminations» ou d’«inégalités»
elles aussi vraies ou fausses, suscitées ou récupérées afin de mener un
contestation de l’ordre démocratique.
Ajoutons que celles-ci sont de plus en plus souvent liées à
des groupes sociaux, sociétaux ou culturels, à des communautarismes.
Si elles ont évidemment le droit de citer dans une
démocratie républicaine libérale au nom de la liberté de pensée donc d’opinion
et d’expression, elles devraient néanmoins ne pas interférer dans la phase
finale de la prise de décision politique.
Dès lors est-il encore possible que la raison l’emporte sur
l’émotion quand il s’agit pour la population d’apprécier des mesures politiques
ou de faire un état des lieux d’une situation précise?
La réponse est qu’actuellement, ça l’est de moins en moins.
Et les nouveaux moyens de communication avec internet et les
réseaux sociaux en pointe nous éloignent encore plus de cet objectif avec leur
déversement de fake news et d’élucubrationismes (complotismes) sur lesquels
l’émotion négative est de plus en plus assise ou justifiée.
D’autant qu’il est plus facile pour les politiques et plus
encore pour les politiciens populistes démagogues surtout s’ils propagent des
idéologies extrémistes, de jouer et de capitaliser sur les émotions que de
convaincre par la raison et la réalité.
Et cela a déteint sur toute la sphère politique.
Ainsi l’absence d’émotion de la part d’un élu est critiquée
et stigmatisée alors que l’absence de raison est souvent pardonnée au nom des
nécessaires empathie et sympathie, d’une demande de l’«opinion publique» qu’il
soit proche de la peine des autres.
Comment faire en sorte dès lors que la raison sorte
vainqueure de ce bras de fer continuel avec l’émotion sans pour autant la
supprimer lorsqu’elle est un moteur pour un progrès.
Le rôle des élus n’est-il pas aussi de traduire les émotions
du corps social en raison politique, c’est-à-dire à prendre en compte
l’émotionnel pour gouverner le plus raisonnablement possible et non être dans
la réaction affective comme c’est de plus en plus souvent le cas?
Mais est-ce seulement possible?
La «dérive «émotionnelle» de la politique est préoccupante
parce qu’elle permet à l’irrationnel d’interférer largement dans les débats,
voire de les phagocyter.
Mais si l’on ne peut l’empêcher de progresser, peut-on
l’«encadrer»?
On ne peut malheureusement répondre positivement à cette
question tellement les émotions avant tout négatives parasitent désormais la
démocratie à tous les niveaux de décision.
Seule manière d’agir efficacement, la formation et
l’information de l’individu pour en faire un citoyen «au courant» et
responsable dont la demande sera que le politique s’occupe de politique et pas
des plaies de l’âme.
Car la place de l’émotion dans la politique est aussi la
résultante de cette autonomisation irresponsable, égocentrique et assistée de
l’individu qui demande que ses élus soient aussi des sortes de
psychothérapeutes qui, non seulement, l’écoutent mais le soignent en accédant
sans frein à ses envies et ses désirs.
Parce que si l’émotion a pu prendre autant d’importance dans
la sphère politique, c’est aussi à cause d’un monde que l’individu maîtrise de
moins en moins, donc qui provoque chez lui de l’angoisse et du stress.
Il compense alors cette absence de compréhension par des
réactions épidermiques et émotionnelles en les justifiant par toutes les fake
news et les théories du complot qui flottent dans l’air vicié des réseaux
sociaux.
L’émotion est bien devenue une composante de la gouvernance
de la cité.
Et l’on ne voit pas comment les émotions négatives ne
pourraient pas encore progresser au risque de faire imploser l’ordre
démocratique.
Peut-être en s’inspirant de Spinoza qui écrit, à propos de
ces dernières qu’«un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un
sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier».
Selon lui une émotion positive induite par la raison,
c’est-à-dire par un effort intellectuel, peut contrecarrer une émotion négative
issue souvent de la paresse de la pensée.
Reste qu’il nous dit sans détour que «la liberté n’est qu’à
celui qui de son entier consentement vit sous le seule conduite de la Raison».
Alexandre Vatimbella