Et tout ceci est mis en scène
pour être le plus «punchy» parce que la revendication est désormais un produit
d’appel pour les médias – voir le traitement souvent scandaleux en la matière
du mouvement de foule des gilets jaunes –, notamment audiovisuels, qui doivent
constamment créer l’événement (et non plus relater les faits) pour avoir le
plus d’audience possible dans un environnement concurrentiel où l’information
est un produit pour des consommateurs et non plus un outil pour le citoyen.
D’ailleurs, dans une sorte
d’aller-retour pas toujours très sains
et c’est un euphémisme – il est sûr que certaines revendications n’ont
existé que par le relais que les médias leur ont accordé, voire n’ont été
créées que parce que ceux qui les faisaient leur espéraient dans une reprise
médiatique qui les mettraient en avant, voire au premier plan.
Une des plus grandes farces de
notre époque de la revendication permanente est, dans une volonté de
«convergence des luttes», la tentative de réunir les revendications portées par
Europe-écologie-les-Verts en matière d’environnement et celles des gilets jaunes
alors même que ces derniers ont débuté leur mouvement pour lutter contre la
mise en place d’un impôt écologique, la taxe carbone!
On atteint là l’absurdité totale
où ne se dégage qu’une volonté de se confronter aux pouvoirs publics par tous
les moyens.
Car, dans le cas spécifique de la
France, ces revendications s’adressent prioritairement à ces pouvoirs publics
(et contre eux) et plus particulièrement à l’Etat même si celles-ci concernent
une entreprise privée ou un secteur dont ne s’occupe pas ce dernier.
Un Etat qui est désormais – même
s’il en a toujours été le principal récipiendaire – sommé d’agir afin de
contenter les désidératas de cette revendication permanente de tous pour tout.
Ce nouveau paradigme de la
contestation met en péril, non seulement, le socle sur lequel est bâtie la
démocratie républicaine mais aussi l’essence même du lien social établi, non
pas parce que nous préférons vivre en société mais parce que nous ne pouvons
pas faire autrement que vivre en société.
En effet, si chacun de nous
défend naturellement ses intérêts, il y a également un autre élément essentiel
dans notre nature: nous ne pouvons pas vivre en dehors d’une communauté.
Même un anarchiste individualiste
comme Max Stirner le reconnaissait.
Dès lors, pour vivre en sécurité,
nous devons trouver un lien qui nous permet de vivre ensemble et qui, sans
oblitérer la recherche par chaque individu de son intérêt, remet cette
recherche dans un cadre plus large où nous devons trouver un consensus où se
confrontent tous les intérêts individuels mais dans le compromis de la viabilité
d’un intérêt collectif.
Ce dernier ne tombe pas d’en haut
comme ce pseudo «intérêt général» dont on ne sait pas très bien de quoi il est
constitué et de quelle légitimité il se réclame.
Non l’intérêt collectif est une
partie indissociable de chaque intérêt individuel tout en le dépassant.
Cette apparente contradiction
signifie simplement que notre intérêt individuel ne peut exister concrètement,
c'est-à-dire que cette volonté puisse produire du concret, que s’il est protégé
mais aussi canalisé par les règles du vivre ensemble et notamment celle qui
s’appuie sur le réel.
Et cet intérêt collectif est la
condition sine qua non, dans une communauté, à la réalisation effective des
intérêts individuels.
Ainsi, si je veux telle chose, il
faut que je puisse être vivant pour l’acquérir, c'est-à-dire que je vive dans
une société qui me garantisse la sécurité comme à tous les autres membres, donc
qui fasse en sorte que tous, nous reconnaissions la légitimité de cette
communauté qui nous protège.
Mais si je veux telle chose, il
faut également que je reconnaisse, non seulement, que tous les autres membres
de ma communauté peuvent la vouloir mais qu’il est réellement possible de
l’obtenir dans le cadre du fonctionnement d’une communauté qui m’assure, et la
protection, et la capacité, si cela est du domaine du possible, de l’acquérir
effectivement.
Je peux vouloir m’accaparer tous
les biens d’une communauté mais je sais que, peut-être, d’autres membres de
cette communauté le veulent aussi et que dans le réel cela est impossible, non
seulement parce que ces autres ne seront pas d’accord pour me l’accorder qu’à
moi mais aussi parce que cela n’est pas possible puisqu’en les conquérant je
fais en sorte de ne pas permettre à ces autres de simplement exister, donc de
légitimer une organisation sociale qui les exclut de facto en me permettant de
tout avoir et eux rien (dès lors, ils sont d‘ailleurs légitimes à se rebeller
contre celle-ci).
Il y a bien sûr plusieurs
manières de faire valoir son intérêt individuel dans une communauté, dont une
est la revendication.
Dans une démocratie, en matière
sociale, cela peut prendre la forme légitime de manifestations et de grèves
(légitimité que ne possèdent pas la rébellion et la révolution puisqu’il existe
un moyen légal de changer le pouvoir en place, si celui-ci ne veut pas faire
aboutir ses revendications).
Chacun peut ainsi, en respectant
la règle juridique, descendre dans la rue pour demander à ce que ses désidératas
soient contentés et cesser le travail pour appuyer ceux-ci.
En retour, chacun doit avoir un
comportement de responsabilité en estimant si ses revendications sont du
domaine du possible ou non.
C’est vrai qu’il est parfois
difficile de savoir si l’on peut demande ceci ou cela et si on est en droit de
l’obtenir.
Pour reprendre l’exemple cité
plus haut, il est évident que de demander à posséder tous les biens d’une
communauté est évidemment inacceptable.
Mais c’est un exemple évident et
caricatural qui peut, tout au plus, démontrer la nécessité d’une mesure dans la
revendication.
En matière de demande
extra-ordinaire à la communauté (on ne parle pas ici des accords que des
particuliers peuvent passer entre eux), c'est-à-dire où l’on demande quelque
chose que les autres n’ont pas, il faut s’assurer de la légitimité de cette revendication
au motif qu’elle établit une égalité entre tous qui n’existe pas.
Si je suis handicapé de naissance
et que je ne peux monter des escaliers, il semble évident qu’une rampe ou un
ascenseur rétablit mon égalité et que cette demande de pouvoir me déplacer
comme les autres n’est pas illégitime et inenvisageable à mettre en œuvre
techniquement et financièrement par la communauté.
Tout autrement est la demande que
la communauté vous paye des avantages que les autres n’ont pas alors même que
vous n’avez aucune raison que ces derniers, par le biais de la communauté, vous
les payent.
C’est le cas, par exemple, en
matière de retraite avec les «régimes spéciaux» payés par les deniers publics.
Ici on parle de ce que j’appelle
une «plus grande égalité» que les autres, c'est-à-dire que l’on justifie que la
communauté vous donne des avantages que les autres n’ont pas et qu’ils doivent
vous payer parce que l’on a un droit à être plus égal qu’eux au regard de ce
que l’on estime être son intérêt soi-disant supérieur pour tout un tas de
raison (comme le fait de travailler dans un secteur où certains des salariés
peuvent avoir une plus grande pénibilité dans leur emploi).
Plus largement, nous sommes dans
une démocratie qui est devenue consumériste et à la carte (je prends d’elle ce
que je veux et qui est mon intérêt et je rejette ce qui me gêne dans le
recherche de mon intérêts et ce qui ne me plaît pas) où la revendication de
tous pour tout est devenue permanente.
Il ne s’agit plus ici de lutter
pour son intérêt avec responsabilité et en regard de ce qui est possible
vis-à-vis de la vie en communauté mais de se servir sur et de la communauté
pour l’assouvir quoi qu’il arrive et coûte que coûte.
Cela ne peut que mener à une
impasse où les perdants seront nombreux et où l’un d’entre eux sera la
démocratie républicaine qui, si elle doit gérer les intérêts individuels, n’a
pas pour mission de contenter toutes les revendications mais bien de trouver un
compromis entre tous dans un juste équilibre et une égalité de traitement.
Malheureusement, ce temps de la
revendication permanente de tous pour tout ne semble pas au crépuscule de son
existence.
Alexandre Vatimbella